mercredi 7 novembre 2012

Texte de l'intervention de Muriel Salmona au colloque Le système prostitueur : une violence archaïque du 8 octobre à Villeurbanne organisé par Regards de Femmes : "Des violences dissociantes, avant, pendant et après la situation prostitutionnelle "









Introduction


Intervention de la Dre Muriel Salmona, 
présidente de l'association
Mémoire Traumatique et Victimologie
Colloque Le système prostitueur : une violence machiste archaïque, organisé par Regards de Femmes
Villeurbanne,  le 8 octobre 2012

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La prostitution est un univers où les violences sont omniprésentes et particulièrement traumatisantes. Les personnes en situations prostitutionnelles, transformées en marchandise, sont enrôlées dans des mises en scène où sous couvert de "sexualité", la haine et la volonté d'humilier, de mépriser, de dominer et de dégrader se déversent sur elles. Elles subissent des violences répétées et prolongées qui représentent de graves atteintes à leur intégrité psychique et physiques, et à leurs droits fondamentaux d'êtres humains : droits au respect de leur dignité, droits à l'égalité, à la sécurité, à la justice et à la santé. Le pouvoir dissociant et colonisateur des violences que les personnes subissent le plus souvent depuis la petite enfance, est utilisé par le système prostitueur pour mettre en place un processus d'emprise, de soumission et d'asservissement très efficace pour leur imposer les scénarios prostitutionnels. Comme nous allons le voir, les victimes de violences sexuelles quand elles sont abandonnées - ce qui est malheureusement la règle - sans protection, sans justice ni soins, développent de graves troubles psychotraumatiques et des stratégies de survie qui les rendent très vulnérables et en font des cibles privilégiées pour des prédateurs qu'ils soient proxénètes, clients ou autres. Cette mise en danger orchestrée par une société qui refuse de voir les violences et qui abandonne les victimes est un scandale sanitaire, social et humain.

On essaye souvent de présenter l'entrée en prostitution comme due essentiellement à la précarité et à la pauvreté, en réalité le facteur de risque principal, et de loin, est d'avoir déjà subi des violences. On retrouve chez presque toutes les personnes en situation prostitutionnelle des antécédents de violences subies : des maltraitances, des violences conjugales, des violences d'états ou de guerre, et plus particulièrement des violences sexuelles, remontant souvent dans la petite enfance, à des âges très précoces, autour de 10 ans. Les violences sexuelles dans le cadre de la prostitution sont non seulement la violence du fait prostitutionnel lui-même, et les nombreuses violences auxquelles sont exposées les personnes prostituées pendant la situation prostitutionnelle, mais également les violences précédant l'entrée en situation prostitutionnelle, et les violences qu'elles risquent encore de subir après la sortie de la situation prostitutionnelle. Les violences de la prostitution sont loin d'être réductibles à la traite et à la prostitution que l’on appelle « forcée ».

Les violences sexuelles, de toutes les violences, sont celles qui entraînent les conséquences les plus graves sur la santé. Elles sont équivalentes aux tortures, et elles entraînent les troubles psychotraumatiques les plus lourds et les plus chroniques si aucun soin n'est dispensé. C’est la mise en scène d'un véritable meurtre psychique, avec des conséquences traumatiques psychologiques, neurobiologiques et psychiatriques importantes.

Ces conséquences psychotraumatiques sont utilisées par le système prostitueur pour exercer un esclavage et une soumission des personnes en situation prostitutionnelle. La violence est utilisée par les clients « prostituteurs » pour  à la fois auto-traiter des éléments traumatiques, et alimenter un sentiment de toute puissance grâce à l'anesthésie émotionnelle procurée, en aucun cas il ne s'agit de désir sexuel, c'est une érotisation de la violence pour obtenir comme nous allons le voir un shoot qui est un ersatz d'orgasme (le cerveau face à la violence libère pour se protéger des neuro-transmetteurs morphine et kétamine-like qui vont produire brutalement une anesthésie émotionnelle). Cette anesthésie émotionnelle leur sera très utile pour exercer toutes sortes d’autres violences de manière bien plus efficace. Tout est entremêlé dans un cycle de violences bien huilé.

Le fil rouge qui permet de comprendre tous ces phénomènes, c'est la mémoire traumatique des violences, mémoire qui fait revivre les violences à l'identique (flash-backs, réminiscences, cauchemars) et qui, en l'absence de soin, subsiste pendant des années, voire toute une vie. Cette mémoire traumatique est le symptôme central des troubles psychotraumatiques qui s'installent après toutes les violences répétées que subissent les personnes prostituées. Ces troubles psychotraumatiques sont des réponses normales liées à la mise en place de mécanismes neuro-biologiques de sauvegarde pour faire face aux violences, et au stress extrême qu'elles induisent, stress extrême pouvant être responsable d'atteintes cardiologiques et neurologiques. 


Rappel de quelques notions et de chiffres sur les violences et la prostitution qui donnent le ton :

1 violence de la situation prostitutionnelle

La situation prostitutionnelle réifie les personnes prostituées, et transforme leur corps en marchandise, elle met en scène un mépris de leur personnalité, un déni de leurs désirs, une annihilation de leur sexualité, une ignorance de leur identité humaine (elles sont interchangeables), une assimilation à un objet sexuel totalement "utilisable", des humiliations et des injures (en résumé tout ce qui fait le caractère humain unique d'une personne est nié et doit disparaître au bénéfice du rapport strictement commercial), à l'image de la pornographie, la prostitution permet aux clients prostitueurs de mettre en scène une « érotisation » de la haine, de la violence et de l’humiliation vis-à-vis des femmes.
De plus, dans la plus grande majorité des cas (80%) il s'agit d'une situation de traite des êtres humains et d'esclavage sexuel organisés par des réseaux, avec une impossibilité pour les clients prostitueurs de savoir si la personne prostituée est victime de ces réseaux ce qui le rend coupable de complicité d'activité criminelle, de même il lui sera très difficile de s'assurer que la personne prostituée est majeure, ce qui le rend là aussi coupable de délit aggravé ou de crime.


2 violences pendant la situation prostitutionnelle

La situation prostitutionnelle expose les personnes prostituées à de nombreuses violences : 71% des personnes prostituées ont subis des violences physiques avec dommages corporels (clients, proxénètes), 63% ont subis des viols, 64% ont été menacées avec des armes, 75% ont été en situation de SDF à un moment de leur parcours, 89% veulent sortir de la prostitution (Melissa Farley, 2003).
Une étude prospective aux USA sur 33 ans de 1969 femmes (John J. Potterat, 2003) a montré que pendant la situation prostitutionnelle les personnes prostituées ont un taux de mortalité bien plus important que la population générale (femmes de même âge, mêmes origines) 459/100 000 contre 5,9/100 000 (x78) avec une moyenne d’âge de décès à 34 ans. Les causes de mortalité sont l’homicide, la prise de drogues, les accidents, l’alcool, la situation prostitutionnelle est l'activité la plus à risque de mort par homicides (clients, proxénètes) avec 204/100 000, le métier le plus dangereux aux USA étant à 29 homicides /100 000 pour les hommes et 4 homicides/100 000 pour les femmes).

3 violences avant l'entrée en situation prostitutionnelle :

On retrouve dans toutes les études chez les personnes en situations prostitutionnelles  des antécédents de violences avec de multiples violences exercées le plus souvent depuis la petite enfance : maltraitance 59%, agression sexuelles dans l’enfance de 55% à 90%, étude de Mélissa Farley en 2003 (dans 9 pays et 854 personnes prostituées) : 63% avec en moyenne 4 auteurs pour chaque enfant, la majorité des situations prostitutionnelles débutent avant 18 ans (moyenne 13-14 ans)
le taux d’antécédents de violences sexuelles retrouvés chez les personnes prostituées est extrêmement important et le lien entre violences sexuelles subies pendant l'enfance et entrée en prostitution est évident :
  • en 1978 aux États Unis à San Francisco, une étude montre que 80% des personnes prostituées enquêtées ont été victimes de violences sexuelles : 37% d’incestes, 33% de violences sexuelles, 60% de viols
  • en 1981 aux États Unis une étude sur 200 des personnes prostituées montre que 60% avaient été maltraitées sexuellement à un âge moyen de 10 ans
  • en 1986 aux États Unis une étude montre que 60 à 65% des personnes prostituées étudiées ont subi des violences sexuelles dans l'enfance
  • en 2003 une étude de Mélissa Farley (dans 9 pays et 854 personnes prostituées) : 63% avec en moyenne 4 auteurs pour chaque enfant), la majorité des situations prostitutionnelles débutent avant 18 ans (moyenne 13-14 ans)
  • en 2008 une étude australienne montre que 75% des personnes prostituées ont subi des violences sexuelles avant 16 ans
  • en mars 2010 le CFCV collectif féministe contre le viol montre dans une étude faite sur les 187 appels de personnes prostituées reçus à la permanence viols femmes-informations de 1998 à fin 2007 que 100% ont été agressées sexuellement avant d’avoir été exposées à la prostitution. 402 agresseurs ont été dénombrés soi une moyenne de 2,15 agresseurs par victime

4 violences après la sortie de la situation prostitutionnelle :

Du fait des troubles psychotraumatiques, avoir subi des violences expose à de nouvelles violences, l'OMS en 2010 a déclaré que le principal risque d'être victime de violences est d'avoir déjà subi des violences.



Ces chiffres impressionnants montrent que l'entrée en situation prostitutionnelle est une conséquence fréquente de violences subies dans l'enfance, et plus particulièrement de violences sexuelles, ces violences presque jamais reconnues (avec des victimes qui sont abandonnées à leur sort sans protection, ni prise en charge, aux prises avec une loi du silence) sont à l'origine d'atteinte à leur dignité (le ou les agresseurs leur signifiant que leur corps ne leur appartient pas, qu'ils ont le pouvoir de les nier, et de les réduire à des objets sexuels que l'on peut torturer pour son plaisir), de fugues et de départ précoces pour fuir le milieu familial maltraitant (situations à risque et de précarité qui les mettront en danger) et d'importants troubles psychotraumatiques avec une mémoire traumatique des violences qui va les coloniser ensuite transformant leur vie en enfer en leur faisant revivre les terreurs et les souffrances des agressions sexuelles, les mises en scène pornographiques de/des agresseur-s, leurs propos orduriers et dégradants, ainsi que l'état d'excitation et de jouissance perverse des agresseurs. 

Et cette mémoire traumatique fera qu'au moindre lien rappelant les violences ou lors de stress importants, leur champ psychique sera envahi par des scènes de violences sexuelles, par les phrases "assassines" prononcées par les agresseurs : "tu n'es qu'une salope, qu'une putain", "tu n'es bonne qu'à ça", "tu aimes ça", par les comportements méprisants et humiliants des agresseurs, etc. Cette colonisation par les violences et les agresseurs les rend vulnérables et peut leur fait croire qu'elles ne valent rien, qu'elles n'ont aucun droit et qu'elles "ne méritent que ça", qu'elles sont "coupables et doivent être punies", qu'elles peuvent supporter l'insupportable, voire même "aimer" être dégradées sexuellement, et "en jouir", ce qui est faux bien sûr et créé de toute pièce par les agresseurs et par la mémoire traumatique des agressions (les scénarios, l'excitation, la jouissance qui les colonisent ne sont pas les leurs, mais ceux des agresseurs). Ces mises en scène des agresseurs, le plus souvent depuis leur petite enfance organisent leur honte, leur culpabilité et leur soumission aux volontés des agresseurs. Les réminiscences de violences sexuelles peuvent être prises pour des "fantasmes" de viols. Les réminiscences de propos les traitant de "putain" et celles de violences sexuelles commises par plusieurs agresseurs peuvent être prises pour des "fantasmes" de prostitution. Ce ne sont pas des productions de leur imagination, mais des intrusions provenant des violences qui contaminent leur sexualité, et qui anéantissent leur estime de soi en les remplissant de doute sur elles-mêmes


Pourquoi ces violences sexuelles ont-elles de telles conséquences psychotraumatiques ?

Plus de 80% des personnes qui subissent des violences sexuelles peuvent présenter des troubles psycho-traumatiques sévères qui peuvent durer toute une vie en l'absence de soins appropriés (les même chiffres que pour les tortures). Ce risque est de 23% pour les autres risques traumatiques (tremblement de terre par exemple), il est de 60% pour les violences conjugales. Grâce aux survivants des camps d’extermination vivant aux USA, dans les années 1960-70, on a pu constater que les femmes victimes de viol présentaient les mêmes symptômes que ceux qui avaient survécu aux camps d’extermination.

Actuellement, même si on connaît beaucoup mieux la clinique des conséquences psychotraumatiques, et leurs mécanismes neurobiologiques grâce à de nombreuses recherches (auxquelles j'ai participé), ces troubles restent très, voire totalement, méconnus des médecins et des psychiatres. Il n’y a toujours pas de formation en psycho-traumatologie pour les médecins généralistes ou les médecins spécialisés.  C’est une situation de grave défaillance en santé publique, et une atteinte aux droits de recevoir pour tous des soins adaptés.

Tous ces troubles psycho-traumatiques, définis depuis les années 80, et bien mieux connus depuis quelques années, permettent de mieux comprendre les conséquences des violences sur les victimes : non seulement la souffrance très importante des victimes de violences sexuelles (qu'elles évaluent à plus de 9 sur une échelle de souffrance de 0 à 10, cf étude 2008, M. Salmona), mais aussi sa durée souvent sur des dizaines d'années voire sur toute leur vie, et également les stratégies de survie des victimes et leurs troubles du comportements (qui paraissent  souvent paradoxaux). Certaines de ces conséquences sont compréhensibles comme l’évitement, le contrôle, l'hyperviglance… et d’autres peuvent être plus difficiles à comprendre comme les addictions, les troubles alimentaires et les conduites de mises en danger, d'auto-mutilations et d’exposition au risque. Plus on subit de violences, plus il y a de risques d’exercer des violences contre soi ou autrui, il s'agit d'une tentative d’auto-traitement des troubles psycho-traumatiques non pris en compte.

Actuellement, les victimes de violences se retrouvent complètement abandonnées, sans soin, ni prise en charge. La plupart des victimes ne sont jamais identifiées, et donc ne risquent pas d’être diagnostiquées, ni soignées. C’est comme si on demandait à une personne qui venait de se faire écraser par une voiture de se traiter toute seule dans son coin pour se réparer, elle pourrait de mourir rapidement, ou bien s'en sortir avec de lourdes séquelles, ou bien encore donner l’impression de s’en sortir assez bien de façon apparente mais au prix de quels efforts et de quelles souffrance pour pouvoir tenir debout.

On est dans une situation où on laisse des personnes survivre seuls, les obligeant  à mettre en place des stratégies de survie qu'on leur reproche ensuite. D'ailleurs on va plus leur reprocher les stratégies de survie dirigées contre elles-mêmes (les plus éthiques donc) et que celles qui sont exercées contre autrui, dont beaucoup sont tolérées. Dans notre société de déni où règnent des privilèges iniques, il vaut mieux être agresseur que victime, il vaut mieux être client de la pornographie et de la prostitution, ce qui est assez bien toléré, plutôt que victime, prostituée, ce qui est toujours beaucoup plus stigmatisé, c’est toujours à la victime que l’on demande des comptes.

La victime est prise dans un scénario qui ne la concerne pas. La violence exercée sert à l’auteur des violences pour s’anesthésier. La victime est convoquée dans un scénario qu’elle va devoir subir pour servir de fusible à des personnes qui se donnent le privilège de s’auto-traiter aux dépens d’autres personnes, ce qui peut se faire grâce à des situations d’inégalité dans le cadre d'une domination masculine et d'une discrimination sexiste (l’immense majorité des clients de la prostitution sont des hommes qui bénéficient de privilèges offerts par la loi du plus fort).

C’est tout ce système qu’il faut démonter. La violence est un échec total de toute une société qui ne prend pas en charge les victimes de violences, et qui tolère l'utilisation de violences pour s’auto-traiter. 



Pour mieux comprendre l'impact des violences nous allons voir ce qui se passe dans le cerveau au moment des violences, et comment les troubles psycho-traumatiques se mettent en place (cf article de Muriel Salmona, 2012).

Le cerveau met en place un mécanisme de sauvegarde biologique exceptionnel pour échapper au risque vital (cardio-vasculaire et neurologique) que représente le stress extrême généré par les violences. Le cerveau est bien fait pour se confronter au danger quand la situation est analysable, mais le cerveau se retrouve en panne lorsque la situation de danger est incompréhensible et synonyme de non-sens. En situation de danger immédiat, le cerveau répond par une réaction émotionnelle immédiate, non consciente et non contrôlée par le cortex. Cette réaction émotionnelle commandée par une petite structure sous-corticale qui s’appelle l’amygdale cérébrale. Cette amygdale cérébrale fait office de système d’alarme hyperpuissant. Elle va mettre l’organisme en état d’hypervigilance et lui permettre de répondre à la situation de danger en mobilisant toutes les ressources d'énergie disponibles par le biais de la production d’hormones de stress, l'adrénaline et le cortisol. Ces hormones de stress seront responsables de l'augmentation de l'activité cardiaque et respiratoire, et de la mise en circulation de quantité importante d'oxygène et de glucose qui sont les carburants de l'organisme. Dans un deuxième temps le cortex analyse la situation, il va aller rechercher des informations dans sa mémoire, son expérience et ses apprentissages, il va faire des liens pour travailler la situation, la comprendre, trouver une solution et agir. Lorsque qu’une réponse au danger se met en place, le cortex parallèlement module l’alarme amygdalienne en fonction des besoins énergétiques de l'organisme. Le cortex va donc diminuer, voire éteindre l’alarme et sa réponse émotionnelle par son action d'analyse et de prises de décisions.

Dans un troisième temps, lorsque l’on a échappé à la situation de danger, toute l’expérience sensorielle et émotionnelle va être travaillée, encodée par l’hippocampe (sorte de logiciel qui permet de mémoriser tout ce que l’on vit et qui est indispensable pour mémoriser, encoder et déposer dans le disque dur du cerveau). Ce mécanisme est indispensable pour intégrer l'évènement et pouvoir ensuite le mémoriser,  l'analyser, et en parler. 

Lorsque le psychisme ne peut pas affronter la situation, car celle-ci est trop horrible, impensable, qu'elle n’a aucun sens pour la victime, le cortex se bloque, on appelle cela la sidération, et c'est cette sidération qui entraîne des troubles psycho-traumatiques. Le psychisme est alors paralysé (les victimes disent qu’elles sont restées bouche bée, en situation de sidération face à l’évènement sans pouvoir le penser, sans pouvoir se défendre, ni fuir, ni bouger, ni crier). La sidération fait que le cortex ne peut modérer l’alarme et donc la réaction émotionnelle qu'elle commande. On pense alors que l’on va mourir non seulement à cause de la violence et de la volonté destructrice de l'agresseur, mais également à cause des conséquences physiques du stress extrême (on pourrait en effet mourir par infarctus du myocarde à cause des taux toxiques d’adrénaline). L’adrénaline est toxique pour le système cardio-vasculaire, et le cortisol toxique pour le système neurologique. On risque un équivalent de coma épileptique, le cortisol peut détériorer jusqu’à 30 % des neurones de certaines zones du cerveau, et de nombreux circuits neurologique et connexions dendritiques.

Comme dans un circuit électrique en survoltage, tout peut peut griller. Le cerveau est bien fait, il met en place un mécanisme de sauvegarde exceptionnel de disjonction, seule solution puisqu’on ne peut pas éteindre l’alarme. Donc le stress monte de façon dangereuse, puis tout s’arrête d'un coup, la réponse émotionnelle s'éteint brutalement, avec une impression de corps mort, de dissociation, d’irréalité, d’étrangeté, très bien décrite par les victimes de violence qui ont l’impression d’observer la scène au lieu de la vivre, d'en être le spectateur, on est dans un état d'anesthésie émotionnelle qu'on appelle la dissociation. Si on est coupé de nos émotions, cela donne l’impression que l'évènement arrive à quelqu’un d’autre, comme si notre corps ne nous appartenait plus, cette sensation de corps - ou de parties du corps - qui devient étranger-s s'appelle la décorporalisation. Cette anesthésie physique et émotionnelle se fait grâce à la production par le cerveau d'équivalents de morphine et de kétamine (drogues utilisées en médecine pour calmer les souffrances les plus extrêmes). Cette disjonction et cette dissociation permettent de survivre mais comportent des inconvénients très importants, tout d’abord parce que cela empêche de se défendre au moment des violences, puisque l’on est réduit à un état d’automate. Mais également parce que la la plupart des victimes de violences auront du mal à réaliser ce qui s'est passé, privée qu'elles sont de leurs émotions. Intellectuellement elles sauront que c'est très grave mais émotionnellement cela ne leur paraîtra pas si grave.

Ces processus de dissociation et de décorporalisation vont être au coeur du fonctionnement des personnes qui sont dans la prostitution car elles sont piégées par ces mécanismes de survie qui entraînent une dissociation et une anesthésie émotionnelle, et auront des difficulés à prendre conscience émotionnellement de la gravité de leur situation et du danger qu'elles courent.

Comme l’amygdale est isolée du reste du cerveau, elle est aussi isolée de l’hippocampe. Tous les événements, les douleurs ressenties, ce qui a été vu, ne va pas être encodé par l’hippocampe. Cela ne va pas être travaillé, ni intégré. C’est cette absence d'intégration qui produit le trouble de la mémoire qu'on appelle la mémoire traumatique : la mémoire de l’évènement traumatique va rester piégée dans l’amygdale, sans possibilité de travail cortical d'intégration.
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La personne se retrouve alors avec une bombe à retardement dans la tête qui va miner sa vie. Toute situation qui va rappeler la violence subie et la remettre dans un contexte similaire (revoir l’agresseur, se retrouver dans une situation sexuelle ou dans un contexte qui ressemble à la situation où se sont déroulées les violences, ressentir une douleur, un stress, entendre un cri, des injures, sentir une odeur, un regard, etc.) va rallumer cette mémoire traumatique qui a, comme particularité, d’envahir totalement le psychisme avec la même détresse émotionnelle, le même survoltage et le même risque de disjonction.

La mémoire traumatique agit comme une véritable machine à remonter le temps. Le processus est encore plus présent quand les violences se produisent pendant l’enfance, car le bagage cortical n’est pas encore très développé, l'hippocampe n'est pas mature, et les violences sexuelles sont absolument incompréhensibles pour un enfant. 

Les personnes qui ont vécu des violences se retrouvent seules à devoir survivre avec une mémoire traumatique qui transforme leur vie en enfer.

Face à cet enfer, elles vont devoir mettre en place des stratégies de survie souvent très handicapantes. Il existe plusieurs types de de stratégies de survie. Les premières à être mises en places sont les conduites d’évitement, de contrôle, et d'hypervigilance. Toutes les situations susceptibles d'allumer la mémoire traumatique vont être éviter, par exemple les situations où la personne se sent piégée (enfermée dans une pièce, dans un ascenseur… ), stresser (passer un examen, un entretien d'embauche), confrontée à certains gestes (comme, par exemple, le brossage de dents en cas de pénétration buccale, un examen génital chez le gynécologues, des gestes sexuels), à des bruits, à un lieu précis, à quelque chose qui serre trop le cou si on a subit une tentative de strangulation, un accouchement…Tout changement peut comporter des risques et de ce fait est redouté. Toutes les situations doivent être sous contrôle pour éviter toute surprise et toute situation inconnue. L'évitement peut aller jusqu'à ne pas parler, ne pas penser. Pour éviter que leur mémoire traumatique s'active, les enfants peuvent arriver à se créer un monde parallèle imaginaire totalement sécurisé. Mais l'évitement total est rarement possible à obtenir, la vie fait que l'on se trouve immanquablement confronté à des changements comme lors de changement de classe, de déménagements, ou à l’adolescence, à l'entrée de l'âge adulte, etc. Parce que la société veut que l’on soit autonome, que l'on fasse des projets, qu'on trouve du travail, qu'on ait des petits copains ou petites copines etc. On oblige les enfants à avancer dans un terrain miné où ils ne veulent pas mettre les pieds et ils se retrouvent alors à ne plus bouger, à avoir des idées suicidaires. 

Mais, s’ils doivent avancer coûte que coûte alors que le terrain est miné, alors la mémoire traumatique s’allume et entraîne à nouveau un stress extrême et une disjonction avec la production de morphine et de kétamine, puis une anesthésie émotionnelle avec dissociation. 

Mais, rapidement quand la mémoire traumatique se déclenche fréquemment, un phénomène de tolérance se met alors en place. Les personnes se retrouvent bloquées avec des angoisses insoutenables, des sentiments de mort et de détresse, et elles vont avoir besoin de calmer à tout prix cet état de souffrance, donc de s'anesthésier par tous les moyens possibles. De plus, par principe de précaution lors de certaines situations qui ne sont pas évitables et dont on sait qu'elles risquent de déclencher une mémoire traumatique, la nécessité s'impose, de pouvoir s'anesthésier avant de s'y confronter pour pouvoir y survivre.

Et c'est dans ces situations que des conduites dissociantes à risque vont être mises en place pour arriver à anesthésier coûte que coûte cette souffrance intolérable déjà là ou à venir, ces conduites à risque sont particulièrement fréquentes à l'adolescence. Ces stratégies vont avoir pour objectifs de créer une anesthésie émotionnelles grâce à des drogues dissociantes comme l'alcool ou les drogues (on est pas alcoolique ou toxicomane pour rien, plus de 90% d'entre eux ont subi des violences), ou de créer de force une disjonction en augmentant encore le niveau de danger et de stress pour provoquer une disjonction pour s’auto-anesthésier. C’est la stratégie des conduites dissociantes de mises en danger (automutilations, conduites à risques dans la rue, conduites à risque sexuelles, mises en danger en scooter, en voiture, dans le cadre des sports extrêmes, de jeux dangereux mises en danger corporelles telles que l'anorexie, mises en danger par des jeux d'argent, des dépenses inconsidérées, des fréquentations dangereuses, des conduites délinquantes, etc.).

Les personnes ne comprennent pas pourquoi ils se mettent de façon compulsive dans ces situations dangereuses dont elles connaissent pourtant bien les risques.

Les adolescent-e-s en situation de détresse dans leur univers familial violent, ou en foyer et en famille d'accueil quand ils ont été placés se retrouvent fréquemment en situation de fugue. Ces jeunes sont vite repérés par des recruteurs qui savent après une courte phase de séduction proposer à ces adolescent-e-s en souffrance une « solution » anesthésiante piégeante avec la prostitution.

Lorsque l’on est très mal, la mise en danger anesthésie, et c’est là le danger.

Comme l'exemple d’une jeune fille qui avait vécu enfant des violences sexuelles commises par son père et des amis de son père. Elle ne pouvait pas sortir, voir des hommes la regarder était intolérable et entrainait des attaques de panique. Elle s’habillait alors avec une tenue hypersexualisée comme une prostituée, sans comprendre pourquoi, en fait avec cette tenue elle se faisait peur, ce qui lui permettait de se « dissocier » et ainsi de pouvoir sortir. Elle se retrouvait dehors, en anesthésie émotionnelle, dans une situation de vulnérabilité très grave, c'est ainsi qu'elle a subi plusieurs viols en réunion et s'est retrouvée dans des situations prostitutionnelles. Rien qu'en l'accompagnant systématiquement lors de ses sorties, on a pu dans un premier temps la sécuriser et lui permettre de s'habiller normalement.

Une autre jeune fille, ne pouvait pas prendre de douche car elle avait été violée enfant dans une douche en y subissant des actes de barbarie. Aussi, pour arriver à prendre une douche, elle se mutilait sexuellement, ou elle regardait un film porno, alors qu’elle détestait voir ces films qui l'horrifiaient, il s'agissait pour elle de se dissocier suffisamment pour arriver à pouvoir se doucher.

Les personnes se retrouvent également piégées en étant colonisées par la mémoire traumatique de tous les termes injurieux et dégradants, de toutes les phrases assassines qu'on a plaqués sur elles lors de toutes les violences qu'elles ont subies. Elles sont colonisées par ces termes qui envahissent continuellement leur psychisme, et qui les confusionnent au point de se dire : « de toute façon je ne mérite que ça », « je ne vaux rien », « je ne suis qu’une pute, une salope et j'aime ça ». 

La mémoire traumatique prend donc la forme de phrases, de bruits, d'odeurs, d'images, de sensations qui reviennent hanter les victimes, et certains psychiatres peuvent les prendre pour des hallucinations ou des délires, cataloguer les personnes comme psychotiques et les mettre sous neuroleptiques. 

La société trouve souvent comme remède à la violence, la violence en utilisant son pouvoir dissociant et anesthésiant (comme donner une claque à un enfant qui s'agite) la psychiatrie n'est pas en reste et elle utilise des moyens violents pour "calmer" les victimes traumatisées : contention, enfermement, isolement, et électrochocs, s'y rajoute en plus de nombreuses violences institutionnelles.

Tout cela montre la vulnérabilité énorme de ces personnes traumatisées qui recherchent tout ce qui pourrait calmer leurs angoisses (évitement, prise alcool ou de drogues, conduites à risque). Les proxénètes le savent bien, qui proposent de la drogue et des mises en scène dangereuses aux prostituées pour qu’elles soient déjà anesthésiées au moment d’une passe.

Les auteurs de violences recyclent les violences qu’ils ont subies ou dont ils ont été témoins (violences éducatives, guerre, pompiers, policiers, humanitaires exposés à la violence) en exerçant à leur tour des violences dans le cadre de scénarios qu'ils vont imposer aux personnes en situations prostitutionnelles. La violence est alors intentionnelle avec une volonté d'instrumentaliser l’autre, pour disjoncter et s'anesthésier. Plus c’est horrible, plus ils vont recharger leur mémoire traumatique et se retrouver en situation d’addiction à la violence. 

La seule solution, c’est de ne pas tolérer ces situations de violences, et de ne plus laisser les victimes sans protection ni soin, sachant que les soins ça marche. La mémoire traumatique se traite bien. Le traitement consiste à désamorcer la mémoire traumatique en luttant contre la sidération, en faisant des liens, en  redonnant du sens. Il faut reconnaître toutes les violences subies, traquer les incohérences, les mises en scène des systèmes agresseurs, et leurs mensonges, remettre à l'endroit tout ce qui a été mis sans dessus dessous, et restaurer la dignité, les droits et la valeur des personnes victimes. Il faut les décoloniser de toutes les violences qui envahissent leur psychisme par l'intermédiaire de la mémoire traumatique et les libérer pour qu'elles puissent retrouver leur vraie personnalité. On permet alors à nouveau au cortex de moduler l’amygdale cérébrale et la réaction émotionnelle sans avoir besoin de disjoncter ni d’adopter des conduites dissociantes.


Protéger, soigner les victimes de violence, c'est enfin les considérer comme  ayant des droits. Tant qu’on ne les soigne pas, on leur signifie qu’on n'a rien à faire d'elles. Si on les soigne, cela veut dire qu’on leur accorde de la valeur et de l’importance. Dans notre société ceux qu’on « admire » sont plutôt les personnes qui vont bien se débrouiller en agressant et mettant en danger autrui, et qui auront beaucoup moins de symptômes puisqu’ils disposent d'esclaves-fusibles pour s'anesthésier.

Il faut donner ce signal fort : une victime, c’est quelqu’un de précieux qu'il faut protéger et à qui il faut dispenser des soins adaptés. Un enfant ayant subi des violences sexuelles peut ne pas développer de mémoire traumatique et ne pas construire sa personnalité autour de cet évènement s’il est protégé et pris en charge précocémment.

Les victimes qui n’ont pas reçu de soins, ni d'informations,  ne comprennent pas pourquoi elles vont si mal, pourquoi elles ont tous ces symptômes, pourquoi elles sont si intolérantes au stress, pourquoi elles se mettent en danger, pourquoi ces images leur viennent continuellement en tête. 

Prenons l'exemple d’un jeune homme qui a été en situation prostitutionnelle adolescent, et qui, alors qu'il fait des achats dans un centre commercial, suit un homme après un échange de regard et se retrouve sodomisé violemment dans les toilettes. Lorsqu’on cherche avec lui à comprendre ce qui s'est passé, il arrive à dire qu’il a ressenti une terrible angoisse en voyant cet homme, puis plus rien. Puis il réalise que cet homme ressemblait à son père, qu’il était aussi dégoûtant que lui (père qui l'avait violé dans sa petite enfance).

C’est facile pour les prédateurs de repérer les personnes ayant subi des viols, et c’est facile ensuite de créer une terreur très efficace pour les dissocier. Une étude sur des violeurs en série a été menée aux USA. On leur a demandé de choisir leur victime parmi un échantillon de femmes filmées en train de marcher dans la rue. Ils ont choisi celles qui avaient été déjà violées, uniquement au vu de leur façon de marcher, traduisant une hypervigilance et un sentiment de danger permanent. Les personnes qui ont subi des violences sexuelles disent souvent : « je ne peux pas sortir, m’arrêter à un arrêt de bus sans que des tarés s’approchent aussitôt », elles sont vite repérées. De même pour ces victimes qui se retrouvent à répétition à subir des violences conjugales, ce ne sont pas elles qui choisissent des conjoints agresseurs, c'est le contraire, ce sont eux qui les repèrent et les choisissent comme des drogues haut de gamme.

L'ensemble de ces conséquences des violences sexuelles subies dans l'enfance représentent donc des facteurs de risque importants d'être repérées par des prédateurs proxénètes qui vont profiter de la vulnérabilité de ces personnes victimes, mais aussi des facteurs de risque d'entrer en situation prostitutionnelle par : mésestime de soi, formatage à la condition d'esclave sexuelle et à des mises en scène prostitutionnelles, et piégeage par des troubles psychotraumatiques (mémoire traumatique et conduites dissociantes).

De plus de nombreuses études internationales récentes ont montré qu'avoir subi des violences, particulièrement dans l'enfance, est le principal déterminant de la santé à l'âge adulte (Felliti, 2010).

Il est donc essentiel pour éviter ces conséquences de protéger les personnes en situation prostitutionnelle de toute violence en luttant contre le système prostitueur. Pour cela il faut comme le recommande la résolution adoptée à l'unanimité à l'Assemblée Nationale le 6 décembre 2011 : réaffirmer clairement la position abolitionniste de la France, cesser de considérer les prostitué-e-s comme des délinquant-e-s en abrogeant la loi sur le racolage de 2003, les protéger efficacement contre la traite, le proxénétisme et toutes les autres formes de violences, responsabiliser les clients et pénaliser l'achat de services sexuels, informer les personnes en situation prostitutionnelle sur leurs droits, sur les ressources disponibles, sur les mécanismes psychotraumatiques et les conséquences sur leur santé, leur offrir des soins adaptés, et les aider à se réinsérer en les accompagnant et en  leur proposant des alternatives à la prostitution (cf le rapport de la mission d'information sur la prostitution en France). 

La prévention passe par un dépistage de toutes les violences sexuelles, particulièrement celles subies par les enfants et les adolescents (la majorité des violences sexuelles sont subies par des mineurs), par la protection de ces enfants victimes, leur accès à la justice et à des réparations, et à des soins spécialisés (formation des professionnels de santé, ouverture de centre de soins spécifiques gratuits et accessibles sur tout le territoire).


Merci beaucoup de votre attention.


Dr Muriel Salmona
Psychiatre - Psychotraumatologue
Responsable de l'Antenne 92 de l'Institut de Victimologie
Présidente de l'Association
Mémoire Traumatique et Victimologie
118 avenue du Général-Leclerc
92340 BOURG LA REINE

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